Delphine de Vigan, « Rien ne s’oppose à la nuit » : Une mère vue par sa fille
Parfois on lit un livre pour de mauvaises raisons, pour sa couverture comme on va au cinéma à cause d’une affiche.
Parfois on ne le lit pas pour d’autres mauvaises raisons, parce que tout le monde vous le présente comme un chef-d’oeuvre. Parce que le titre est pompeux. Ou parce que c’est encore une histoire de famille et qu’on n’avait pas aimé les livres d’Alexandre Jardin sur la sienne, ni celui de Félicité Herzog sur son père.
Ou encore parce qu’il parle d’un sujet sensible qui pourrait être sensible, une mère, la folie d’une famille.
Finalement, dans la bibliothèque de la ville balnéaire normande où je me rends régulièrement, je tombe sur cette couverture, la photo en noir et blanc d’une femme ravissante, qui regarde vers sa gauche, une cigarette dans sa main gauche baguée et je le prends.
Lucile Poirier (ce n’est pas son vrai nom) est très jolie, « d’une beauté que rien ne peut contredire ». Elle pose dans des journaux de mode, pour des publicités, des catalogues de tricot et ce qu’elle rapporte permet de payer les cadeaux de Noël ou le loyer.
La malédiction des petites filles trop jolies devant qui tous les adultes s’arrêtent pour faire des compliments, toucher les cheveux, Carole Bouquet en avait parlé dans ses interviews.
Il y a aussi le désastre des familles trop nombreuses aux enfants trop rapprochés. 8 enfants, quasiment un par an et un enfant accueilli. Les « grands » doivent s’occuper des petits. La mère est perpétuellement enceinte, donc perpétuellement fatiguée. Ce que décrit Delphine de Vigan à demi-mot, c’est peut-être une femme qui préfère les bébés aux enfants plus grands. Ainsi, Liane, la mère de famille, disparait-elle parfois sans prévenir pour rejoindre son mari à son travail ou pour aller au cinéma, laissant ses enfants tout seuls dans l’appartement, même les plus petits. Enfants qu’elle vouvoie, comme ses petits-enfants…
Quand arrive un petit garçon « martyr », issu d’une famille à problèmes, quelques temps après la mort accidentelle d’un des garçons, Lucile écrit : « malgré les explications et les dénégations, nous étions interchangeables ». D’ailleurs quand nait la dernière fille (qui n’est pas le dernier enfant), le faire-part porte la photo de son frère, le garçon précédent…. Ce n’est pas une exagération. Il y a quelques années, j’ai travaillé avec une jeune femme, ainée d’une fratrie de 10 enfants. Très tôt elle a dû accompagner ses frères et sœurs à l’école. Elle me racontait que, souvent, leur mère se trompait dans les prénoms, appelant l’un du prénom de l’autre. Cette enfance l’avait laissée pertubée, désamparée et sa vie n’a jamais été heureuse, ni équilibrée.
Malgré une apparence de joie et de famille idéale – tous ces enfants blonds, les photos de publicité que font aussi les sœurs de Lucile-, les tensions et la souffrance sont sous-jacents. Tous font pipi au lit très tard, jamais le signe d’un parfait équilibre, et « une odeur de pisse » règne dans tout l’appartement. Finie l’image de la parfaite famille…
Delphine de Vigan a décidé de raconter l’histoire de sa mère plusieurs mois après l’avoir découverte morte chez elle depuis plusieurs jours. « J’ai pensé que je ne devais rien oublier de son humour à froid, fantasmatique, et de sa singulière aptitude à la fantaisie ». Ce n’a pas été chose facile. Elle a interrogé les frères et sœurs survivants de sa mère, des amis proches, s’est plongée dans les photos de famille, les courriers, les écrits de sa mère. Tous lui racontent des histoires différentes, les vivants veulent que les morts ne perturbent pas leur présent car « ma mère est morte mais je manipule un matériau vivant ». Cette volonté d’offrir à sa mère « un cercueil de papier » et un « destin de personnage » la confronte aux douleurs de sa propre enfance.
C’est dans les interstices du récit proprement dit de la vie de Lucile que nait l’émotion la plus grande et la plus sincère. Lucile est atteinte de psychose maniaco-dépressive, elle est bipolaire comme on dit aujourd’hui. Vigan raconte des moments terrifiants qu’aucun enfant ne devrait avoir à vivre. Ces moments paraitront étranges, irréels ou outrés à qui ne les a pas vécus ou croisés. Pourtant, le récit paraît juste et même retenu. D’un autre côté, Vigan passe très rapidement, trop sans doute, sur le couple formé par Liane et Georges ses grands-parents, elle en admiration totale devant son mari (« Liane ne remet jamais en question les choix de Georges et ferme les yeux sur tout ce qui pourrait entacher l’amour qu’elle éprouve pour lui »), lui amateur de femmes et de très jeunes filles, parfois au-delà des limites permises. Sans doute n’a-t-elle pas voulu peiner ses oncles et tantes ou bien ne s’est-elle pas senti autorisée à aller plus loin que le stade de la petite-fille qui adorait sa grand-mère si gaie. Ce couple fondateur est aussi un couple nocif et même pervers.
C’est un livre qui n’a de roman que le fait d’avoir changé les noms et prénoms des protagonistes. Il est dérangeant pour le lecteur et je ne suis pas sûre qu’il règle quoi que ce soit, à part le fait qu’il s’est très bien vendu ce qui est forcément une compensation.
Delphine de Vigan a finalement obéi à l’injonction prononcée par une de ses tantes : « Tu le termineras sur une note positive, ton roman, parce que tu comprends, on vient tous de là ».
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17 Comments
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J’ai aussi eu du mal à lire ce livre à cause de la souffrance qui s’en dégage…Bon dimanche de Pâques, bisous !
Je n’ai pas lu ce livre. Je n’ai pas le cœur à lire ce genre de bouquin en ce moment. Je cherche des ouvrages plus légers. Mais c’est vrai que ce titre de D. de Vigan a fait un tabac dans la blogosphère. Bises
Ta critique est tellement personnelle que tu m’as convaincu dès les premières lignes de me plonger dans ce livre, d’autant plus que la couverture m’avait déjà attirée ! Je ne sais pas si j’ai le coeur à lire ce genre de bouquin, mais l’envie, elle, est bien présente !
J’attends ton impression de lectrice!
je l’ai lu et aimé… la femme de la photo possède la beauté des actrices de mad men… le roman, tout biographique qu’il soit, est aussi réussi que No et moi, la mélancolie en plus.
J’en suis à la moitié du livre …. Et je ressens un terrible malaise.
Ma vie est comme le négatif d’une photo que serait le livre de Delphine et pourtant rien n’y ressemble ….. juste aussi ce sentiment de vouloir en finir.
Je vais avoir « mal » à le finir
D. De Vigan, trouve le juste ton pour ecrire sur des sujets délicats (l’inceste, le suicide, la maladie, la bipolarite, la solitude). Ce n’est peut être pas exactement la réalité, bien qu’elle ait pris le soin d’interwiever son entourage, mais c’est sa vision, et elle le souligne lorsque elle fait sa propre analyse de son récit.
Son regard est intrusif, il nous plonge à l’intérieur de cette famille et nous fait revivre les moments les plus forts de la vie de sa mère. S’il y a parfois des cris, ce sont aussi des cris d’amour.
Dérangeant, livre qui est très proche d’une biographie. Sujets très délicats : inceste, suicide bipolarité. Livre qui touche mais peut-être pour de mauvaises raisons ; on se sent concerné par ce qu’écrit D de Vigan.
mais j’ai de beaucoup préféré « d’après une histoire vraie ». Heureusement que j’ai commencé par celui-ci, je ne l’aurai sans doute pas lu si j’avais commencé par « rien ne s’oppose à la nuit »
Je suis d’accord et ça ne m’a pas donné envie de lire le suivant!
Moi aussi j’ai commencé par »d’après une histoire vraie », puis j’ai lu »les heures souterraines », et enfin je viens de terminer »rien ne s’oppose à la nuit », j’ai tout aime et je vais lire les autres. Cependant je reconnais que »rien ne s’opposé à la nuit » est un roman difficile, si j’avais commencé par celui ci, est ce que j’aurai lu les autres, je ne le saurais jamais, tels sont les mystères de la lecture.
Bonjour,
Je peux comprendre certains commentaires sur la difficulté de lire le récit de » rien ne s’oppose à la nuit », les adjectifs utilisés comme « dérangeant », « malaise »… et bien sur comme vous tous une lecture fait toujours écho à nos propres émotions,expériences de vie douce ,amère,cruelle et tant d’autres sentiments, ressentiments ,ce qui me rends triste et me rappelle que bien souvent notre entourage- famille, amis-ne supporte la détresse, la souffrance à voir ou entendre chez « l’autre ».
A une période de ma vie où j’ai additionné les « misères » dans tous les domaines importants d’une vie -professionnel,social,amoureux..une amie proche s’est éloignée de plus en plus jusqu’à de plus se manifester, -je précise que dans ses moments difficiles je ne pense pas avoir été envahissante, accablée je l’étais mais consciente de la préciosité d’une amitié sincère-et loyale je privilégiai toujours les moments de partage plutôt agréable/cinéma,resto,ballades..Dans cet espace temps avec sa sœur elle veillais son père en fin de vie j’étais près d’elle l’assurai de ma présence-
mon amie me manquait…Et quand je décidai de la recontacter , elle m’avoua qu’elle prit de la distance parce queLES événements de ma vie l’angoissaient !
Je ne juge pas mais c’était difficile à entendre et accepter !on peut être acteur de sa vie mais des événements peuvent nous échapper.
Pardon pour la digression mais j’ai pensé à cela aux vus des commentaires.
Je partage ce sentiment de tristesse à la lecture de ce livre et de l’admiration pour le courage de LUCILE.
Merci pour ce beau témoignage. Ce qui est dérangeant pour moi dans ce livre, est finalement l’ambiguïté de la position de Delphine de Vigan, qui dit, sans dire, les choses et d’une certaine manière en fait quelque chose de trop « romancé » face à un destin tragique et une famille profondément perverse.
Mais c’est un livre qui ne laisse pas indifférent.
Et pour avoir été malade moi-même à une époque, j’ai pu mesurer combien peu d’amis restent disponibles.
Je partage comme toi ce sentiment d’une famille perverse qui s’accommode d’affreuses vérités ! les agissements du père de LUCILE confirmés par d’autres protagonistes passés sous silence par tous,c’est tout simplement intolérable!
C »est tellement plus simple de rester dans les non-dit,plus confortable.
Bonjour,
J’ai aimé votre critique étayée et mesurée. Finalement, et plusieurs année après l’avoir lu, je garde un souvenir fort de ce livre, Que je n’appellerai pas roman, bien qu’il en respecte la construction formelle. La question de la vérité, la question du « respect » comme on dit, de La vie privée, tout cela éclate comme une baudruche dès lors que La perversion tire les ficelles, et Que l’abominable se produit.
Ce livre est vraiment un livre important, Il vient confirmer que D de V écrit une œuvre. Je n’ai pas été surprise Que le suivant ait creusé la question du vrai et du faux dans l’acte d’écrire.
Merci pour votre mot. C’est un livre important en effet et qui est très dérangeant sur le fond.
Bonsoir, je viens de terminer ce livre qui m’a bouleversé. Savez vous s’il est possible de trouver le fameux reportage qui a été fait sur la famille de Lucile?
Bonjour. En cherchant bien sur internet, il est possible qu’on le trouve. Peut-être sur le site de l’INA (accès payant). Colette